Chroniques

par bertrand bolognesi

Winterreise
spectacle du Chimera Project (d’après Franz Schubert)

Opéra de Rouen Normandie / Chapelle Corneille
- 19 décembre 2018
Philippe Sly chante "Winterreise" de Schubert dans un arrangement passionnant...
© mathieu sly

Des deux cycles de Lieder de Franz Schubert – celui généralement compté pour le troisième, Schwanengesang, est un assemblage posthume réalisé par un éditeur, ce qui invite à l’écarter –, Winterreise, écrit sur des poèmes de Wilhelm Müller, en 1827, quelques mois avant la disparition du compositeur viennois, fait volontiers l’objet de mises en espace, voire en scène, en sa version originale avec piano ou dans des adaptations pour divers effectifs instrumentaux. Aussi n’est-ce point d’un cœur vierge que l’on aborde ce soir le spectacle conçu par l’artiste californien Roy Rallo et les musiciens du Chimera Project.

Sans aller jusqu’à s’approprier l’acte compositionnel vers un ailleurs parfaitement personnel, à l’instar d’Hans Zender, par exemple, Samuel Carrier et Félix De L’Étoile, qui assurent d’ailleurs les parties d’accordéon et de clarinettes, ont transposé le matériau schubertien dans l’univers sonore mitteleuropa, clairement teinté d’atours slaves, balkaniques ou tziganes, dûment distribués à un quatuor klezmorim, réduisant le groupe instrumental traditionnel à un trombone, un violon, un accordéon et une clarinette (avec clarinette basse), sans omettre l’imitation de saveurs complémentaires, comme celle du țambal, ni délaisser la percussion (en usant du talon contre la scène). Proche de Schubert quant à l’imprégnation de l’œuvre dans un terreau sinon folkloriste du moins populaire, le résultat donne un lustre averti et salutaire à un Voyage d’hiver qui déserte l’exercice récitaliste, souligné par le recours du chanteur lui-même à la vielle à roue.

Loin de l’édification d’un écrin esthétique sophistiqué, comme celui qu’imaginèrent la metteure en scène Jasmina Hadziahmetovic et la scénographe Hella Prokoph autour de Julian Prégardien, l’an dernier [lire notre chronique du 23 novembre 2017], ou de l’extension chorégraphique comme le put faire Trisha Brown au Palais Garnier avec Simon Keenlyside (2002), Roy Rallo s’en tient à une direction d’acteur précise, exigeante et inventive dans la ténuité d’un plateau drastiquement dépouillé (Doey Lüthi). Le premier Lied survient des coulisses, hors-champ et hors-chant, tandis que Philippe Sly investit la scène par une danse rageuse où d’emblée s’acharne une impressionnante énergie dramatique. Tout est jeu dans la nudité du dispositif, peut-être soulignée par le cadre particulier de la Chapelle Corneille.

Un piano siège là, muet, accompagnateur assujetti à des acolytes musicaux chargés d’un monde onirique qu’il n’aurait su transmettre. Au même titre la grande tonicité corporelle du baryton canadien et l’élasticité de sa voix, qui autorise les nuances les plus plus raffinées [lire nos chroniques de Jephtha, Don Giovanni, Das Labyrinth, Les Troyens, Béatrice et Bénédict], sont les atouts inestimables de ces juxtapositions génialement nauséeuses. Le geste instrumental se délie, brouillant parfois l’écoute – accordéon ou harmonium ? violon ou cymbalum ? spatialisation naturelle (par le déplacement des intervenants), répons énigmatique d’un violon quasiment vocal (Jonathan Millette), et de quelques répliques directement chantées, avec une délicieuse simplicité, par la tromboniste (Karine Gordon) –, alors que la voix offre son grain précieux et chaleureux dans la proximité du lieu, qui favorise un expressionisme exacerbé. Les modes évoluent au fil du spectacle, osant un choral délicatement ânonné sur le piano, chanteur couché articulant un semi-Sprechgesang sur une rythmique qui se souviendrait de Weill… et de Mahler, bien sûr !

Cet objet infiniment émouvant, remarquablement servi par la justesse infaillible de Philippe Sly, et où le clocher lui-même semble vouloir s’affirmer complice, ne s’encombre pas de masquer sa choséité : les interprètes actionnent eux-mêmes le dispositif, principalement la lumière et quelques rares éléments scéniques. Si l’œil interrogeait le crapaud muet, la vielle à roue est déposée sur le bord. Les protagonistes instrumentaux en empruntent savamment l’agrément, avant de disparaître. Hésitante, une salade thématique hante alors l’ancestrale manivelle : Gute Nacht de conclure le périple, sacrant la voix dans son absolu dénuement. Et s’éteint le froid bourdon.

BB